Un dimanche de janvier à l’École de technologie supérieure (ÉTS). Le hall d’entrée du pavillon principal grouille de monde. Les visiteurs se rassemblent autour de kiosques. Les « clubs étudiants », ces regroupements scientifiques et technologiques formés de futurs ingénieurs, présentent leur sous-marin à propulsion humaine, leur drone, leur canoë de béton ou leur voiture éolienne. Les départements offrent des visites guidées de leurs locaux toutes les 15 minutes. L’événement attire son lot de curieux : certains cégépiens sont venus en autobus nolisés d’aussi loin que de la Gaspésie pour assister à cette journée portes ouvertes.
Devant autant d’efforts déployés pour satisfaire les quelque 3 000 visiteurs, on pourrait conclure que la concurrence entre universités est féroce. Lorsqu’on lui pose la question, Christophe Guy, directeur général à l’École Polytechnique de Montréal, est catégorique. « C’est faux cette idée que les universités sont en compétition et s’arrachent les étudiants. Quand elle a commencé à décerner des diplômes d’ingénieur, l’ÉTS a certainement fait en sorte que d’autres facultés de génie se sont réveillées. Cela a contribué à améliorer l’enseignement partout au Québec. Il s’agit d’une saine émulation. Mais aujourd’hui, au baccalauréat, nous ne sommes pas en concurrence avec l’ÉTS. Elle est dans un créneau vraiment à part. »
Ce créneau, c’est la formation supérieure des techniciens en provenance du cégep, qui constituent près de 85 % des étudiants de l’École. Les autres, issus du programme général, doivent suivre une mise à niveau avant de poursuivre : le cheminement universitaire en technologie. « À la base, notre clientèle étudiante est différente, annonce Jean-Luc Fihey, directeur des études et de la recherche. Alors on a inversé le modèle traditionnel de formation et on commence par le technique pour terminer par le conceptuel. Cela fait en sorte que, lorsqu’ils seront dans des cours théoriques de physique ou de chimie, les étudiants auront toujours des exemples pratiques en tête. Cela donne une couleur à notre formation. »
Les stages en entreprise
Une autre spécificité de l’ÉTS réside dans les trois stages obligatoires requis pour l’obtention du baccalauréat. Au Québec, seule la faculté de génie de l’Université de Sherbrooke offre un programme similaire. « On s’engage à trouver un stage à tous nos étudiants, précise Jean-Luc Fihey. On peut faire cette promesse parce qu’une majorité d’entre eux sont déjà des techniciens ; ils ont donc déjà quelque chose à offrir, même en première année. »
Ces stages permettent de sensibiliser les étudiants aux besoins en industrie. « Cela fait d’eux des étudiants plus aptes à intégrer le milieu des affaires, avec moins d’idées préconçues », affirme Luc Larocque, vice-président aux ventes de Sologlobe. L’entreprise, spécialisée en gestion d’entrepôts, emploie présentement cinq étudiants de l’ÉTS. « Les stages permettent aux étudiants de préciser leurs champs d’intérêt. Et il y a toujours la possibilité pour l’entreprise d’engager le stagiaire. » Les statistiques le confirment: plus du tiers des étudiants à l’ÉTS trouvent leur premier emploi grâce à leur stage.
« Le passage des étudiants en entreprise nous permet de vérifier si nos programmes génèrent les qualités attendues dans la vraie vie, ajoute Jean-Luc Fihey. La rétroaction en provenance de l’industrie nous force aussi à nous ajuster. Cela nous donne des programmes vivants, qui ne s’empoussièrent pas. »
« Il existe différents profils d’ingénieurs, soutient Christophe Guy. Ceux qui sont formés à l’ÉTS sont généralement plus techniques. » Cette couleur particulière a permis à ces diplômés de jouir d’une grande popularité auprès des PME, qui embauchent près des deux tiers des finissants. Elles obtiennent ainsi une personne cumulant des compétences de technicien et d’ingénieur, un avantage lorsque le nombre d’employés est restreint.
Pour Jean-Luc Fihey, le défi futur de l’ÉTS consiste à convaincre les PME d’engager des étudiants qui ont aussi une maîtrise ou un doctorat. « Les Allemands ont le même modèle de formation que nous et leurs industries trouvent cela normal d’engager des diplômés issus des cycles supérieurs, explique-t-il. Au Québec, nous devons encore convaincre les entreprises de changer leur façon de voir. »
L’accent sur la recherche
Cet accent mis sur les cycles supérieurs correspond à une évolution récente de l’ÉTS. Lui-même chercheur de carrière, le nouveau directeur général de l’ÉTS, Pierre Dumouchel, mise là-dessus. « Notre programme de maîtrise n’a que 23 ans; notre doctorat, 15 ans. Aux cycles supérieurs, il y a encore beaucoup de place à la croissance. »
La recherche à l’ÉTS s’articule autour de cinq secteurs d’affaires : les technologies de la santé, les technologies de l’information et des communications (TIC), l’environnement et la construction, l’aérospatiale et le transport terrestre, et l’énergie. Au total, les fonds récurrents de recherche ont connu une croissance de 40% entre 2008 et 2013, pour s’approcher des 20 millions de dollars, auxquels il faut ajouter près de 12 millions de dollars de contrats et subventions.
Dès sa première allocution à titre de directeur général, en avril dernier, M. Dumouchel a placé la barre haut : « Vous savez, l’École n’est pas différente des autres universités: notre principal atout réside dans notre matière première, le savoir. Nous allons poser des actions précises pour atteindre notre plein potentiel en recherche. Je m’engage à faire en sorte qu’au terme de mon directorat, nous comptions à l’ÉTS au moins 40 chaires de recherche pour 40 millions de dollars… et 40 nouveaux professeurs et maîtres d’enseignement. »
Pierre Dumouchel est bien placé pour tenir parole. Avant d’être nommé directeur général, il a été professeur à l’ÉTS pendant 20 ans. Il a ensuite occupé, pendant 5 ans, le poste de vice-président, recherche et développement, au Centre de recherche informatique de Montréal. De retour à l’ÉTS, il a dirigé la maîtrise en technologies de l’information et poursuivi des recherches sur le développement de logiciels capables de décoder les émotions.
Mais il ne se fait pas d’illusion : la concurrence entre chercheurs universitaires pour obtenir du financement public se fait de plus en plus féroce, et l’avenir de la recherche universitaire passe selon lui par une augmentation des contributions du secteur industriel. « Une des meilleures stratégies est de simplifier les règles de propriétés intellectuelles entourant la recherche, affirme Pierre Dumouchel. C’est un gros frein à l’établissement de partenariats. » Sur ce plan, la longue histoire de collaboration avec l’entreprise donne à l’ÉTS une longueur d’avance.
Une oreille bionique
C’est un peu cette approche dans le domaine du financement qu’a empruntée Jérémie Voix, professeur spécialisé en acoustique et directeur de la Chaire de recherche Sonomax-ÉTS. Même s’il obtient de plus en plus d’argent des programmes de subventions, l’essentiel provient des entreprises qui pourront en retour utiliser l’une ou l’autre de ses innovations.
Mai 2014, il me fait visiter son laboratoire. Ici, certains projets sont dignes de science-fiction. On développe par exemple une « oreille bionique », une oreillette sur mesure permettant de protéger l’ouïe, de communiquer d’une personne à l’autre, ou de tester automatiquement la perte auditive de l’usager. Un étudiant postdoctoral cherche même à récupérer l’énergie déployée par la mâchoire quand l’utilisateur parle ou mâche de la gomme, pour alimenter la prothèse. Ingénieux!
Dans ses recherches, Jérémie Voix conserve la philosophie pragmatique de l’École. « Je suis un peu à l’image de l’ÉTS. Quand j’étais au doctorat, une PME m’a demandé de développer un bouchon d’oreille intelligent. Pour ce problème de recherche appliquée, j’ai dû développer une expertise de plus en plus fondamentale. Ça fonctionne comme ça, à l’ÉTS. On va du concret vers l’abstrait. »
Sylvie Nadeau, directrice de l’équipe de recherche en sécurité du travail (ÉREST), une des plus vieilles unités de recherche de l’École, a été témoin de ce « virage recherche ». « Quand je suis arrivée en 2001, la recherche démarrait tout juste.
Les sujets étaient beaucoup plus restreints qu’aujourd’hui. » Au milieu des années 2000, la hausse rapide du nombre d’étudiants a obligé l’université à embaucher plusieurs nouveaux professeurs. Cet influx de personnel qualifié avec des projets de recherche de pointe a permis de mener des études de plus en plus ambitieuses.
« À l’ÉREST, nous en sommes à la troisième génération de chercheurs, affirme Sylvie Nadeau. La première génération a démarré la recherche, la deuxième l’a positionnée et, maintenant, nous sommes préoccupés par le legs du patrimoine de recherche. »
L’ÉTS en quelques chiffres
• L’ÉTS compte plus de 7 500 étudiants, dont au moins 1600 aux cycles supérieurs. Elle accueille annuellement environ 1700 nouveaux étudiants, un chiffre en hausse constante depuis 2008.
• Près du quart des étudiants proviennent de l’extérieur de la grande région de Montréal. Fait intéressant, l’ÉTS envoie plus d’ingénieurs dans les régions qu’elle ne reçoit d’étudiants en provenance de celles-ci.
• Le taux de placement des finissants est évalué à près de 100%
• Près de un ingénieur sur quatre au Québec est diplômé de l’ÉTS.
• L’ÉTS place plus de 2700 stagiaires par année dans 900 entreprises.
• L’École compte environ 190 professeurs et maîtres d’enseignement. Les professeurs ont tous fait un séjour dans l’industrie d’au moins un an.