C’est la première fois depuis bien longtemps que l’on découvre une nouvelle classe d’antibiotiques. Elle pourrait être très utile dans la lutte contre les bactéries multirésistantes.
Par Marie-Pier Elie
Les découvertes les plus spectaculaires surviennent parfois là où on les attend le moins. Daniel Lafontaine, professeur au département de biologie de l’Université de Sherbrooke, en sait quelque chose. Plongé depuis des années dans les méandres de la biologie moléculaire, il n’avait que très peu entendu parler des infections causées par les bactéries multirésistantes. C’est pourtant lui qui vient d’élaborer le prototype d’une toute nouvelle classe d’antibiotiques qui pourraient bien un jour en venir à bout! «À l’origine, je m’intéressais au fonctionnement des cellules, mais je ne pensais pas aux applications possibles de mes recherches», insiste-t-il.
Depuis la découverte de la pénicilline par Alexander Fleming, en 1928, bactéries et antibiotiques se livrent une lutte sans fin: les premières développent de plus en plus de résistance, et les seconds sont de plus en plus puissants. Des bactéries comme Clostridium difficile et Staphylococcus aureus sont devenues de tels monstres qu’à peu près aucun antibiotique ne peut venir à bout de certaines souches. Et lorsqu’elles colonisent les hôpitaux, elles peuvent rendre les patients encore plus mal en point qu’ils ne l’étaient.
Mais Daniel Lafontaine ne s’intéressait pas à tout cela. Il consacrait plutôt ses énergies à démystifier le fonctionnement d’une structure tapie au cœur des cellules vivantes, un «riborégulateur» (riboswitch, dans le jargon anglo-scientifique): «Une portion d’ARN messager qui, en se liant à une molécule qu’on appelle ligand, régule l’expression d’un gène.»
Puis un jour, l’un de ses étudiants a eu une idée. Jérôme Mulhbacher a voulu savoir si, en interférant avec un riborégulateur présent dans les bactéries pathogènes, on pourrait perturber leur mécanique interne au point de les faire mourir.
«En contrôlant l’expression d’un gène, un riboswitch agit comme un interrupteur qui régule la quantité de certains composés essentiels au bon fonctionnement de la cellule», explique-t-il. Réussir à perturber ce fonctionnement suffisamment pour tuer une bactérie – qui est composée d’une seule cellule –, nécessitait d’identifier un gène essentiel à sa survie, quand celle-ci est en situation d’infection.
Deux étages sous le laboratoire de Daniel Lafontaine, l’équipe de François Malouin, lui aussi professeur au département de biologie et coauteur de cette recherche, venait justement de mettre en lumière le rôle essentiel du gène guaA chez le Staphylococcus aureus, lorsqu’il infecte les glandes mammaires d’une vache. «Si on bloque l’expression de ce gène, l’infection ne peut se développer», résume le microbiologiste.
Daniel Lafontaine et son équipe ont donc poussé plus loin leurs recherches sur un riborégulateur associé au fameux gène guaA: le riboswitch guanine. Comme son nom l’indique, celui-ci régule la quantité de guanine (l’une des quatre bases dont le brin d’ADN est tricoté) dans la bactérie. «La bactérie utilise la guanine pour fabriquer une molécule essentielle à sa survie, le GMP», explique Daniel Lafontaine. En cas de manque de guanine, le riborégulateur active le gène guaA, qui synthétise alors son propre GMP. L’idée, c’est donc de leurrer le riborégulateur guanine en lui «faisant croire» qu’il y a de la guanine à profusion dans la bactérie alors que ce n’est pas le cas. Le gène guaA ne se met alors pas en action pour synthétiser du GMP, «convaincu» d’avoir les stocks nécessaires à sa survie. Privée de GMP, la bactérie finit par mourir.
Facile à dire. Mais comment berne-t-on ainsi un riboswitch? «On utilise une molécule qui joue l’imposteur», répond Daniel Lafontaine. Une molécule dont la structure ressemble tellement à celle de la guanine qu’elle réussit à se lier au riborégulateur comme le ferait cette dernière. Les bactéries n’y voient alors que du feu!
Jérôme Mulhbacher a consulté de multiples répertoires de molécules – oui, ça existe – avant de trouver la perle rare: la molécule PC1. D’un point de vue strictement moléculaire, «la ressemblance est frappante», dit-il. On le croit sur parole.
Mais ce n’était pas assez. Il fallait prouver que PC1 puisse bel et bien se lier au riborégulateur guanine afin d’entreprendre sa mission destructrice. Ce qui fut fait.
Et ensuite démontrer qu’elle accomplirait cette mission avec succès, en empêchant les bactéries de se multiplier.
François Malouin a supervisé cette étape de la recherche. «On voit très bien, dans une boîte de Pétri, que la croissance bactérienne est inhibée par PC1.» Et ce, pour de nombreuses espèces, dont Staphylococcus aureus et Clostridium difficile. Ces résultats ont ensuite été confirmés chez des souris atteintes de mammites (une infection des glandes mammaires causée par Staphylococcus aureus). «À l’autopsie, on dénombrait beaucoup moins de bactéries dans les glandes mammaires des souris auxquelles on avait injecté la molécule PC1.»
C’est donc indéniable in vitro et in vivo, sur un modèle animal: la molécule PC1 se lie au riboswitch guanine et perturbe bel et bien le fonctionnement des bactéries dotées de ce riborégulateur, pour ultimement les anéantir. Voilà tout ce qu’il lui faut pour se mériter l’appellation «antibiotique». Mais c’est beaucoup plus qu’«un nouvel antibiotique» parmi d’autres, insiste François Malouin, c’est une nouvelle classe d’antibiotiques. Et ça, c’est très rare! «Une seule nouvelle classe d’antibiotiques a été approuvée pour utilisation chez l’humain depuis 1985: les linézolides», précise le microbiologiste.
Certes, on est encore loin de cette étape ultime. Il s’agit néanmoins d’une percée majeure, car on a affaire non seulement à une nouvelle classe, mais aussi à une toute nouvelle cible, le riborégulateur.
ormalement, un antibiotique cible une protéine produite par la bactérie, à laquelle il s’accroche pour l’empêcher de bien accomplir ses fonctions. Une résistance peut apparaître dans la bactérie lorsque des mutations surviennent. Des mutations qui, en modifiant le code génétique de la bactérie, modifient parfois également la structure de la protéine ciblée par l’antibiotique. Résultat: ce dernier ne parvient plus à s’accrocher à la protéine, la bactérie est résistante; et ses descendantes le seront aussi. La loi de la sélection naturelle, appliquée aux bactéries.
Peut-on craindre alors que, de la même façon, un coup de dé génétique modifie un jour la structure du riborégulateur guanine au point de rendre des bactéries résistantes à la molécule PC1, comme elles le sont devenues à la pénicilline, céphalosporine, tétracycline et compagnie? «Oui», répond François Malouin, qui sait mieux que quiconque à quel point ces bestioles peuvent être ingénieuses. Mais elles auront la tâche difficile. Pour s’en assurer, les chercheurs ont tenté de rendre plusieurs bactéries, dont Clostridium difficile et Staphylococcus aureus, résistantes à PC1.
Et comment endurcit-on ces viles créatures? En les cultivant tout d’abord en présence d’une concentration de l’antibiotique, insuffisante pour les tuer toutes. On fait ensuite proliférer les rares survivantes, et on les remet en contact avec l’antibiotique… « Avec un antibiotique conventionnel, souligne François Malouin, après avoir effectué cette opération environ cinq fois, toutes les bactéries sont résistantes. Mais avec la molécule PC1, même après 30 fois, aucune bactérie ne développe de résistance. »
L’hypothèse de nos chercheurs pour expliquer cet «échec»: les mutations peuvent affecter le riboswitch guanine, mais c’est une structure tellement essentielle à la survie de la bactérie que la moindre modification mène à la mort de celle-ci.
«Il semble qu’on ait vraiment trouvé le talon d’Achille de ces monstres soi-disant indestructibles», se réjouit Daniel Lafontaine. Il ne faut toutefois pas s’attendre à se faire prescrire des comprimés de PC1 demain matin. «Cette molécule n’est pas la candidate idéale pour devenir un médicament: elle n’est ni très soluble, ni très stable», précise-t-il. Son équipe s’est donc empressée de développer et de breveter une version améliorée de cette molécule imparfaite. En attendant des rapprochements avec l’industrie pharmaceutique – essentiels au financement d’essais cliniques qui mèneraient peut-être un jour à la pilule qu’on attend tous –, Daniel Lafontaine cherche à identifier et à comprendre le fonctionnement de nouveaux riborégulateurs. Il espère ainsi étendre le spectre des bactéries ciblées et, qui sait, élaborer un jour une arme encore plus redoutable contre ces ennemis microscopiques.