Du safran au pays des lutins

Nathalie Denault attend des fleurs. Et pas qu’un peu: elle veut voir éclore ses 6 250 douzaines de Crocus sativus dans son champ de Saint-Élie-de-Caxton. Mais elle ne prendra pas trop de temps à les contempler; elle a 24 heures pour les cueillir toutes.

Ces fleurs d’une grande délicatesse sont aussi extrêmement précieuses, puis­qu’elles cachent une épice plus chère que l’or, le safran. L’entreprise de Nathalie Denault, Pur safran, est la première à oser cultiver et commercialiser la plante au Québec. Produit en Iran, au Cachemire, en Espagne et en Inde, Crocus sativus peut très bien résister à l’hiver québécois, pense-t-elle. «Il a besoin du froid pour fleurir. Même l’hiver, sous plus de 1 m de neige, la tige, toujours verte, continue de pousser. Je ne vois pas pourquoi on l’importe d’Espagne ou d’ailleurs, alors qu’on peut très bien en produire ici.»

C’est en 2011 que l’agricultrice plante les premiers bulbes – plus précisément les cormes – de Crocus sativus. Importés de France, ils se sont acclimatés aux hivers de Lanaudière, depuis. «Ça fonctionne très bien, poursuit l’audacieuse agricultrice. La neige les protège. Sur 50 000 bulbes, je n’en ai perdu que 3, l’an dernier!»
La plante, vivace, a un cycle de floraison inversé; elle est donc en dormance tout l’été. Ses feuilles prennent alors l’allure du foin jauni et desséché. Le bulbe se réveille à la fin du mois d’août et le crocus fleurit à l’automne. Puis le froid déclenche l’éclosion.

La partie du Crocus sativus que convoitent les gourmets, c’est l’ensemble des trois stigmates contenus dans le pistil. «Il s’agit d’un organe sexuel extrêmement sophistiqué, explique Anja Geitmann, cher­­cheuse à l’Institut de recherche en biologie végétale associé à l’Université de Mont­réal. Il est notamment capable de rejeter le pollen qui vient de la même fleur.» Particularité, ce crocus ne produit pas de graines et il ne pousse pas à l’état sauvage. Il a donc absolument besoin de mains attentionnées pour se reproduire.

Année après année, les bulbes laissent de 4 à 10 clones qui permettent à l’espèce de se perpétuer. «Le bulbe est en fait un ensemble de feuilles qui poussent sous terre et servent à stocker des nutriments pour la plante, explique Mme Geitmann. C’est cette partie souterraine qui la protège des conditions difficiles, comme le froid.»

Il en a fait, du chemin, le safran, avant d’arriver au Québec! La fleur serait originaire de Crête et les plus anciens textes qui en mentionnent l’existence datent de plus de 5 000 ans. On l’utilisait bien sûr déjà pour relever la saveur des plats, mais aussi pour ses propriétés médicinales et pour la teinture. Les plus importants producteurs de safran sont aujourd’hui l’Iran et l’Espagne.

En Amérique du Nord, ce sont des immigrants allemands, installés en Pennsylvanie en 1730, qui ont réussi à l’implanter. Au Québec, elle fait encore figure de curiosité. Un autre agriculteur, l’ex-ingénieur Stéphane Talbot, s’est à son tour lancé dans la production de safran – à Saint-Basile-le-Grand, en banlieue de Montréal –, en fondant récemment l’entreprise Le Clan.

La récolte, qui se fait en octobre, exige la minutie d’un horloger. Chaque fleur est cueillie à la main. On extrait ensuite le pistil à la pince, pour n’en garder que les trois stigmates, d’un rouge vif. «Ça prend de 150 000 à 200 000 fleurs pour produire 1 kg, poursuit Nathalie Denault. Avec mes 75 000 fleurs, cette année, j’espère donc obtenir 500 g.»

L’étape suivante, le séchage, est cruciale pour la safranière: «C’est à ce moment que se décide le parfum, l’arôme et la couleur. Les stigmates perdent alors 80% de leur masse.» Il faut ensuite attendre un mois avant de les consommer.
On a déjà surnommé le safran «or rouge». C’est le produit alimentaire le plus coûteux de la planète. En fait, sur le marché, le prix du gramme de safran pur est deux fois plus élevé que celui de l’or, oscillant autour de 60 $. Ce qui n’est tout de même pas pour ruiner un chef cuisinier, puisque quelques stigmates suffisent à parfumer le contenu de 50 à 150 assiettes!

La production mondiale est aujourd’hui estimée entre 90 et 200 tonnes par an, dont près de 90% proviennent d’Iran. On comprend que la production québécoise est en comparaison très marginale. Mais si on en croit les analyses réalisées par l’Institut sur la nutrition et les aliments fonctionnels (INAF) de l’Université Laval, le safran d’ici est d’excellente qualité. Peut-être révolutionnera-t-il la poutine de Saint-Élie-de-Caxton?

Il y a belle lurette
Le safran a inspiré des contes et des légendes bien avant que Fred Pellerin se mette à faire des histoires. Son origine remonterait même à un malentendu amoureux. Crocus, un beau jeune homme, suit un jour la nymphe Smilax jusque dans la forêt. Bien que d’abord sous le charme de Crocus, Smilax s’en lasse. Crocus insiste. Insiste encore. Alors, pour s’en débarrasser, Smilax l’ensorcelle et le transforme en fleur de safran. Depuis, les stigmates rouges ne cessent d’exprimer la passion de l’amoureux. Décidant finalement de rester à ses côtés, Smilax se métamor­phose en une plante connue pour ses vertus aphrodisiaques, la salsepareille ou Smilax sarsaparilla.
Cléopâtre, reine d’Égypte, attribuait au safran les mêmes vertus, disons… apéritives. Aussi, chaque fois qu’elle espérait une rencontre amoureuse, faisait-elle jeter dans l’eau de son bain des stigmates de Crocus sativus.

Photo: SPL

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